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Le Cyclop
J’ai découvert l’existence du Cyclop en lisant un roman de Barouk Salamé, « Le testament syriaque » ; après quoi, le discret fléchage depuis le rond-point à l’entrée de Milly-la-Forêt a pris sens. Lors de la visite de ma sœur il y a quelques années, nous y sommes allés voir. Parking. Piste cyclable sur quelques centaines de mètres, puis bifurcation dans le cœur de la forêt. Pour finalement découvrir un truc improbable, à l’ombre d’une petite clairière, sorte de monstre de métal, sculpture contemporaine, tête de cyclope qui culmine à 17 m de hauteur pour le sommet du crâne, avec une pointe (de cheveux (d’acier) ?) poussant la chose à 22,5 m. Le tout animé de mécanismes grinçants et glaçants.
Pendant le récit de Paul, on avait entendu à l’extérieur un concert menaçant de bruits métalliques, pareil au mécanisme d’une aciérie en plein travail. Au début, il n’avait rien dit ; puis il s’était inquiété, avait voulu sortir dehors pour vérifier qu’on n’emportait pas un morceau du Cyclop. Mais Sonia l’avait rassuré : ce n’était que le vent qui soufflait dans la statue.
Comme une poupée russe, le Cyclop contenait d’autres œuvres insolites, créées par des artistes amis du créateur. Cette imbrication d’œuvres d’art faisait aussi la renommée du monument. Parmi ces œuvres se trouvait un échantillon de l’art cinétique des années 1960-1970, installé sur une plate-forme extérieure. La sculpture consistait en un bosquet de longues tiges métalliques suspendues, comme un mobile à taille humaine. Le visiteur était invité à s’enfoncer à travers ces tiges, et selon son gabarit, il produisait une « musique » qui lui était propre. Or en cette période de l’année, le seul visiteur était le vent et c’était son intrusion dans les tiges qui produisait ce tohu-bohu métallique. Un bruit qui rappelait les expérimentations d’un groupe de Trash metal et que Metallica ou Nirvana auraient immédiatement recyclé dans un album.
Le testament syriaque, Barouk Salamé
À l’époque nous nous étions contentés de contempler la chose depuis le plancher des vaches, probablement dissuadés par le coût de la visite pour pénétrer dans la caboche de la bête. Dimanche dernier, j’y suis retourné avec mes parents, et nous avons fait la visite. Elle est guidée et vaut le coup.
Le Cyclop est donc une œuvre collective menée par l’artiste suisse Jean Tinguely avec sa compagne Niki de Saint Phalle, artiste elle aussi. Sa construction, essentiellement à l’aide d’échafaudages, sauf pour la mise en hauteur d’un ancien wagon de train, identique à ceux qui ont servis à déporter les populations pendant la Seconde Guerre Mondiale, où une grue fut utilisée — dont une partie de la structure et la cabine sont toujours là et intégrés à l’œuvre —, dura vingt-cinq ans, entre 1969 et 1994. Jean Tinguely invita une quinzaine d’artistes à venir lui donner un coup de main, et surtout à ajouter leurs pattes à l’œuvre, qui se révèle aussi comme abritant un véritable musée de l’art contemporain.
La visite offre un véritable parcours initiatique dans ce monde artistique pour le profane que je suis, mais finalement, contrairement à d’autres œuvres qui le laissent de marbre, le profane, celles qui ornent le Cyclop, tout comme le Cyclop lui-même ne manquent pas d’interpeller, par leur côté décalé, beau, coloré, bruyant, recyclé, etc.
D’ailleurs, le recyclage faisait déjà partie de l’imaginaire de ces artistes, même César recycla une partie des matériaux qui ne servirent pas, matériaux déjà recyclés, puisque récupérés, pour les comprimer ensemble dans une presse de casse de voiture, afin d’en faire un « césar » — deux en fait — de la taille d’un réfrigérateur, qui trônent au pied du Cyclop. Le bruit est aussi très présent, comme le pénétrable sonore de Jesús-Rafael Soto, cube où des milliers de barre d’aluminium sont suspendus au plafond de manière à pouvoir osciller librement, sur environ deux mètres cube... Le visiteur est ainsi invité à traverser la chose, produisant l’entrechoquement de toutes ces barres avec une puissante cacophonie ! Il y a aussi deux sculptures de Niki de Saint Phalle, mosaïques bariolées dont elle a le secret, qui m’ont évoqué les œuvres de Gaudì à Barcelone ; un tableau géant avec tous les gants de tous les travailleurs ; une chambre comme abandonnée en l’état, avec les assiettes sales et des restes de nourriture sur la table servant de coin cuisine, mais pivotée à angle droit dans l’espace ; une jauge de 22 m de haut, montrant le côté mégalomane de la chose ; un bassin recueillant l’eau de pluie sur le faîte du Cyclop censé refléter le bleu du ciel, quand il y en a, hommage aux monochromes de Yves Klein. Et puis le Cyclop lui-même, son oreille géante qui oscille lentement au gré de la mécanique, son œil unique, évidemment, qui éclaire invariablement la forêt alentour en fixant le visiteur d’un regard lointain, son rail tubulaire qui le parcours dans les trois dimensions, emportant des boules grosses comme des pastèques dans un grondement machiavélique... Ou encore ces quatre chênes dont deux encadrent l’oreille, et deux pénètrent le monstre d’acier pour lui conférer une sorte de coiffure végétale. Une petite touche de douceur dans cet environnement de bruit et de fureur. Un hommage à Gustave Eiffel, avec une Tour Eiffel déformée (réalisée avec de véritables rails de chemin de fer courbés — sic ! — pour l’occasion !) comme si elle était passée par l’atelier de Dalì, qui semble être là comme un béquille supportant les quelques centaines de tonnes d’acier de la chose.
Au premier étage, au niveau de la bouche d’où coule un permanent cours d’eau, dans un coin obscur ignoré par la guide, une molécule de deux mètres de haut, avec un court message de Étienne-Émile Baulieu, père de la pilule abortive RU 486 :
Dans l’idée que la science, tout comme l’art, est parfois victime de l’obscurantisme, puisque d’une part la pillule RU 486 n’était pas pour plaire aux milieux intégristes anti-avortement, et d’autre part, la statue de Tinguely semblait déplaire à certains, puisqu’il l’a retrouvé vandalisé à plusieurs reprises. Au point qu’il intégra à son monument des fausses portes en trompe-l’œil et des escaliers sans issu, pour tenter de dissuader les inopportuns.
Une bien chouette promenade que cette visite, qui comblera les profanes (comme moi) tout comme les érudits. Un petit regret, celui de ne pas avoir le droit de faire des photos à l’intérieur (problème de droits sur certaines œuvres). Donc en voici quelques unes de l’extérieur...
Guillaume Blanc
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